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Ada Hegerberg, pas venue pour danser
- Publié le: 17 décembre 2018
PLATEFORME. Voici l’histoire de la plus belle soirée de ma vie. L’histoire d’un moment de la cérémonie du Ballon d’Or que je n’oublierai jamais, même si je vis 200 ans. Une histoire de respect plutôt que de danse. Une histoire qui parle aussi de Roberto Carlos, de Kylian Mbappé et de Mario Balotelli. Une histoire qui a en réalité débuté deux semaines avant la cérémonie, et qui commence par une phrase toute simple, sortie de nulle part.
This is one part of my story. Thanks @PlayersTribune https://t.co/u9lUDnAg0M
— Ada S Hegerberg (@AdaStolsmo) 17 décembre 2018
« Ada, est-ce que tu peux garder un secret ? »
Voilà comment cet incroyable rêve a commencé. Un membre du staff de l’OL m’a convoqué après l’entraînement. « Écoute, tu ne dois en parler à personne », ajouta-t-il. « D’accord ? », répondis-je, perplexe. Il insista : « Tu ne le diras à personne ? » Je l’ai de nouveau rassuré : « Je ne le dirai à personne. » Et c’est là qu’il l’a enfin dit…
« Tu vas gagner le Ballon d’Or. »
Il m’a suffi d’entendre ces mots pour que des milliers d’images défilent dans ma tête. Ce n’était pas simplement le Ballon d’Or. C’était le premier Ballon d’Or féminin de l’histoire. J’étais totalement submergée par mes émotions, au point de me mettre à pleurer et à rire en même temps.
« Ça reste entre nous, d’accord ? »
« Bien sûr, bien sûr »
Bon, cette promesse n’a pas tenu plus de 10 minutes. À peine installée dans ma voiture, je n’ai pas pu résister à un appel vidéo avec mes parents venus rendre visite à ma sœur aînée Andrine, joueuse du PSG. Ils étaient en train de se balader dans Paris et ma mère s’amusait à me montrer à la caméra les boulevards qu’ils arpentaient. « Maman, tu ne vas pas me croire… », l’interrompis-je. Elle retourna brusquement la caméra vers elle, le visage inquiet comme seul celui d’une mère peut l’être.
« Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Tu vas bien ?! »
« Maman, je vais gagner le Ballon d’Or. »
Elle se mit à pleurer. À côté d’elle, mon père secouait la tête, incrédule. Après avoir raccroché, je suis restée figée dans le silence de ma voiture, toujours incapable d’y croire. C’était forcément un rêve.
Les choses ont continué comme cela pendant deux semaines. Je dormais à peine. Et puis quand j’arrivais à l’entraînement, j’oubliais tout pendant quelques heures. C’est ça qui est merveilleux avec le football, non ? Peu importe ce qu’il se passe dans la vie, on oublie tout dès l’instant où on touche le ballon. Mais dès que je me retrouvais dans ma voiture après l’entraînement, tout me revenait en tête.
Tu vas gagner le Ballon d’Or.
C’est impossible.
T’es juste une petite fille sortie d’un minuscule village de Norvège.
Ce n’est qu’un rêve.
Il y a une anecdote de mon enfance que mon père adore raconter.
Je baigne dans le football depuis que je suis toute petite : ma mère et mon père étaient tous les deux entraîneurs, et ma sœur a toujours été une excellente joueuse. Moi, j’avais deux ans de moins, donc j’étais toujours là en spectatrice, assise sur les marches avec mes livres et une boisson. Tout ça ne m’intéressait pas.
Quant à ma sœur, elle jouait avec les garçons. Mais surtout, elle était capitaine de l’équipe des garçons. Et l’entraîneur ? C’était ma mère. L’avantage de grandir dans un village de 7.000 habitants au milieu de nulle part, c’est qu’il y avait un vrai sentiment d’égalité. Personne ne voyait rien à redire au fait que ma sœur soit capitaine ou ma mère entraîneur. Il n’était pas question de football masculin ou de football féminin. Ce n’était que du football.
Un jour, alors que j’étais assise dans l’herbe pendant que ma sœur survolait encore un match, l’un des parents présents autour de la main courante m’a demandé : « Ada, qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras grande ? » Me connaissant, je devais être plongée dans un livre, donc j’ai dû mettre du temps à répondre. Il a essayé de me tirer les vers du nez : « Est-ce que tu veux devenir footballeuse comme ta grande sœur ? » Apparemment, je lui ai jeté un regard dégoûté et j’ai répondu : « Non, moi j’aurai un vrai métier. » Mon père en rit encore aujourd’hui. Je trouve cette réponse typiquement norvégienne. Nous les Norvégiens sommes très pragmatiques.
Évidemment, tout cela n’a pas duré. Je suis tombée amoureuse du football dès que j’ai commencé à jouer, et j’ai tout de suite su que je ne voulais pas me contenter de m’amuser. Le football est immédiatement devenu pratiquement une question de vie ou de mort pour moi. Je voulais être un footballeur complet, parfait, comme Thierry Henry. Je voulais partir de chez moi et jouer à l’étranger. Je voulais faire partie des meilleurs.
Je devais avoir 11 ans environ quand mon père m’a dit : « Si c’est vraiment ce que tu veux faire, on est derrière toi à 100 %. Tu sais qu’on ferait n’importe quoi pour toi. Mais uniquement si c’est ce que toi tu veux. » Je lui ai dit que c’était bien ce que je voulais. Plus que tout au monde. À 1000%.
Ce n’était pas une question d’argent. Il n’y avait pas d’argent. C’était une question de passion. Une passion pure pour le football. Au moindre match perdu, j’étais dans un état tel que je rentrais chez moi en pleurs sur mon vélo. Tout ça pour un match d’enfants au fin fond de la Norvège. Cela n’avait aucune importance et pourtant rien n’était plus important pour moi.
Alors voici ce que je dirais aux filles qui me lisent aujourd’hui : ne perdez pas la flamme. Ne laissez personne l’éteindre. C’est cette flamme qui vous permettra d’atteindre vos rêves, aussi grands soient-ils.
Le talent ne suffit pas. La patience ne suffit pas. On va vous tester et vous pousser dans vos derniers retranchements. Vous devrez travailler aussi dur que les garçons pour devenir les meilleures, et pour gagner beaucoup moins d’argent qu’eux. Vous allez pleurer. Vous allez vomir. Vous allez souffrir. Quand j’ai enfin pu partir jouer à l’étranger, dans l’est de l’Allemagne au Turbine Potsdam, j’étais naïve. J’avais 17 ans et je voulais finir le lycée en plus du football.
On s’entraînait trois fois par jour, même sous la pluie glaciale, même sous la neige. Peu importait. C’était très violent. Ils nous poussaient jusqu’au bout de nous-mêmes. Mais toutes les joueuses étaient là, à l’heure, prêtes à se donner à 100%. Tous les jours, sans exception. Pas d’excuses, pas de protestations. On n’avait pas les moyens de se plaindre. Le soir, je rentrais chez moi tellement épuisée et percluse de courbatures que je tombais de sommeil à sept heures du soir, mes devoirs éparpillés autour de moi.
Ces moments-là, personne ne les voit. C’est là qu’il faut veiller à garder la flamme.
Je pourrais passer des heures à parler d’égalité, de ce qu’il faut changer dans le football et dans la société en général, mais au bout du compte, tout est une question de respect.
RESPECT.
Je ne me suis jamais vue comme une joueuse de football féminin. Pas quand je jouais dans mon petit village norvégien. Pas quand je souffrais en Allemagne. Pas quand je suis enfin arrivée à Lyon. Nous travaillons aussi dur que les hommes. Point barre. Nous vivons les mêmes expériences, les mêmes déchirements. Nous devons faire les mêmes sacrifices. Nous aussi, nous laissons nos familles derrière nous pour poursuivre nos rêves.
Alors oui, ce n’est qu’une question de respect.
J’ai eu l’immense chance de signer à l’Olympique Lyonnais, un modèle de respect justement. À Lyon, les équipes masculines et féminines sont mises sur un pied d’égalité. Le football a besoin de gens qui ont la vision de Jean-Michel Aulas, qui a su voir que le fait d’investir dans le football féminin serait un pari gagnant, tant pour le club que pour la ville, les joueurs et joueuses.
Des investissements dignes du plus haut niveau entraînent des résultats au plus haut niveau. Lorsque les nommées pour la Ballon d’Or féminin ont été annoncées, la liste comprenait sept représentantes de l’OL. Sur quinze. Une fierté, mais surtout la preuve que le travail de M. Aulas a payé. Si j’ai pu m’épanouir à Lyon, c’est parce que nous évoluons dans un environnement parfaitement professionnel tout au long de l’année. Les joueurs masculins sont nos collègues. C’est aussi simple que cela. Pourquoi n’est-ce pas la même chose partout ? Les footballeuses méritent toutes d’avoir les mêmes possibilités de progresser. Il y a tellement de joueuses talentueuses dans le monde, qui méritent toutes d’avoir la chance de briller.
J’espère que les fédérations de football m’écoutent. On peut faire beaucoup mieux. Et c’est pour ça que la cérémonie du Ballon d’Or 2018 me dépassait largement. Ce n’était pas mon moment. C’était notre moment. Voilà pourquoi je n’arrivais plus à dormir. Voilà pourquoi mon cœur battait à tout rompre en arrivant à la cérémonie.
Et là, quelque chose d’incroyable est arrivé. Quelque chose dont je me souviendrai pendant 200 ans. Je venais à peine de m’asseoir, et j’ai senti quelqu’un tapoter le dossier de mon fauteuil. « Hé, Ada ! Ada ! » Comme à l’école primaire, lorsqu’un ami tape contre votre chaise pour vous dire un secret. Curieuse, je me suis retournée. C’était Roberto Carlos, avec un sourire éclatant. « Ada ! C’est encore moi ! »
En effet, lorsque j’avais remporté le Prix UEFA de la meilleure joueuse d’Europe en 2016, Roberto était déjà assis juste derrière moi. Au cours de cette soirée-là, nous avions beaucoup parlé, dans un mélange un peu étrange d’anglais, d’espagnol, de portugais et de gestes, et nous étions devenus amis. Il a beaucoup de respect pour le football féminin et il est très drôle. Alors dès que je l’ai vu et que nous avons commencé à parler, j’ai senti mes épaules se relâcher. Je me suis enfin détendue. Je me sentais entourée d’amour et de respect. J’étais entouré de footballeurs. De légendes. De personnes qui comprenaient tout ce que nous avions sacrifié. Je ne pouvais plus arrêter de sourire.
Et quand je suis montée sur scène pour recevoir mon trophée, je me sentais calme. J’étais heureuse. Tout était parfait. J’ai parcouru la foule du regard, tous ces footballeurs incroyables. Le football féminin et le football masculin réunis. C’était un moment incroyable et merveilleux.
Un moment que je refuse de laisser être gâché par la blague idiote d’un des maîtres de cérémonie.
Elle ne l’a pas gâché sur le moment.
Elle ne le gâche pas dans ma mémoire.
Le plus drôle, c’est le moment où je suis retournée m’asseoir et où je ne savais pas quoi faire du trophée. Il est tellement imposant et brillant, je ne voulais pas le garder sur les genoux pendant toute la cérémonie. Alors j’ai fait quelque chose de très norvégien. Je l’ai posé par terre, sous mon fauteuil. Soudain, j’ai senti que Roberto tapotait à nouveau sur mon dossier.
« Ada ! Ada ! Mais qu’est-ce que tu fais ? »
« Qu’est-ce qu’il y a, Roberto ? », répondis-je en espagnol.
« Tu ne peux pas poser ça par terre ! C’est le Ballon d’Or ! »
« Roberto, tu veux que je le mette où ? »
« Je vais en prendre soin pour toi. »
Et le voilà qui me tendait les bras, comme pour prendre un bébé. Je ne pouvais plus arrêter de rire. Je lui ai passé le Ballon d’Or, et il l’a tenu dans les bras pendant une grande partie de la soirée, le protégeant pour moi. Roberto Carlos ! Encore une fois, je me disais que tout cela était surréaliste, que ce devait être un rêve.
À la fin de la cérémonie, les trois vainqueurs, Luka Modrić, Kylian Mbappé et moi, avons été appelés pour une séance photo. Comme Mbappé venait de gagner le trophée de meilleur joueur de moins de 21 ans, qu’il est tellement gentil et que j’étais de bonne humeur, je me suis permis de faire une petite blague. « Kylian, il faut que tu fasses des progrès en anglais pour ton discours de l’année prochaine, quand tu auras gagné le vrai. » Tout le monde a ri. J’étais assez fière de moi.
Quel moment incroyable, d’être sur cette scène entre Mbappé et Modrić, en train de rire face aux flashs des caméras. On ne peut pas faire mieux. C’était la plus belle soirée de ma vie. Pas simplement grâce au trophée, mais grâce à l’immense respect qu’on sentait dans la salle. C’est ce que j’avais toujours voulu.
Une fois la cérémonie terminée, il était déjà assez tard, je me baladais dans Paris avec ma famille, le Ballon d’Or sous le bras. On en a profité pour prendre quelques photos devant l’Arc de Triomphe, avant de nous rendre compte que nous étions affamés. Il était presque minuit, tous les restaurants étaient déjà fermés. Nous avons marché pendant un bon moment, jusqu’à tomber sur un petit restaurant iranien, dans une petite rue. Il était vide, à l’exception d’un chanteur qui chantait très fort.
Nous nous sommes assis pour manger, avec pour bruit de fond cet homme qui chantait des tubes iraniens. Il chantait vraiment de tout son cœur, pendant que nous mangions des plats de viande et de riz et que nous riions en nous remémorant de vieux souvenirs. Pendant ce temps-là, mon téléphone était en surchauffe. Je recevais des tonnes de messages de soutien. Je n’avais aucune idée que cette phrase avait provoqué un tel buzz. Même Mario Balotelli m’a envoyé un message, ce qui a été une belle surprise.
Mais je dois être honnête : je n’en ai lu la plupart que le lendemain matin. Ce soir-là, rien ne pouvait nous atteindre. Nous passions la meilleure soirée de notre vie. Pendant le repas, le serveur est venu nous demander si tout allait bien, et il en a profité pour pointer du doigt la boîte noire posée sur la table. « Si je peux me permettre de vous demander, qu’est-ce que c’est ? » Ma mère a répondu : « Oh ça ? Rien du tout. Juste le Ballon d’Or. »
Nous avons sorti le trophée de sa boîte et pris des photos avec tout le monde. Vue de l’extérieur, la scène devait être cocasse. Des Norvégiens, des Iraniens, des Parisiens, un chanteur très enthousiaste… et le Ballon d’Or. Si je peux réaliser mon rêve, tout le monde peut le faire.
Alors en effet, je suis désolée : je ne sais pas twerker. Mais si je suis de bonne humeur, que vous me croisez le bon soir et que vous mettez le bon tube iranien, alors je peux chanter de tout mon cœur. Et puis je sais aussi un peu jouer au football.
(Traduction par Marion Dupas)